Le rappel constant de la possibilité
d’une indépendance politique nationale est l’une des
surprises que m’a réservée la recherche sur Louis-Joseph
Papineau et ses compatriotes libéraux du Canada. Je les
croyais davantage timorés, hésitants à utiliser ce mot
et même à considérer l’impact de sa réalisation sur leur
avenir. Au contraire, depuis la Conquête par la
Grande-Bretagne et jusqu’à la Confédération de 1867, la
possibilité d’une telle indépendance est régulièrement
discutée, perpétuellement sous-jacente et implicite.
Dès 1768, un gouverneur s’interroge sur
la compatibilité de « l’esprit d’indépendance de la
démocratie » avec un gouvernement subordonné à la
monarchie britannique. Une douzaine d’années plus tard,
l’Indépendance américaine et la formation des États-Unis
ouvre un champ de possibles.
Quiconque s’intéresse aux affaires publiques, de part et
d’autre de l’océan Atlantique, ne peut être aveugle à
l’horizon d’indépendance qui vient de se lever. La mère
patrie doit protection à sa colonie, mais le temps
viendra où celle-ci sera mûre pour la séparation. C’est
le
sort de toutes les colonies… mais un sort partout
contrarié par les oligarchies en place, à cause d’une
mère patrie qui fait de ses membres des demi-dieux.
Devenu président de la Chambre
d’Assemblée du Bas-Canada en 1815, Louis-Joseph n’a de
cesse, comme bien d’autres députés patriotes, de
soutenir l’indépendance de la Législature. Il est
essentiel « de trouver beaucoup d’indépendance et
d’énergie dans le corps représentatif, parce que là seul
peut se trouver un contrepoids à l’excès des pouvoirs
qui se trouvent concentrés dans un trop petit nombre de
personnes ». Le contrôle du peuple – au travers de ses
représentants – sur la redistribution de la richesse
collective, sur la fonction publique et l’appareil
gouvernemental, est l’ingrédient de base de la
démocratie, prélude à l’indépendance politique.
En 1834, les Canadiens « jaloux n’ont
plus peur des loups-garous », car sentant leur
importance, « ils rêvent l’indépendance », comme le dit
une chanson. C’est le moment des 92 Résolutions, qui
enseignent à la mère patrie « le seul moyen de régner
glorieusement encore longtemps dans cette belle partie
de l’Amérique », soit octroyer une quasi-indépendance
avec régie des affaires locales. Louis-Joseph,« l’inébranlable
colonne des droits du peuple », est un président qui
fait « germer dans nos cœurs les principes
d’indépendance que tout Canadien doit posséder et
chérir ».
Trois ans plus tard, la répression
orchestrée par les oligarques de l’Exécutif colonial
stimule l’idée qu’il ne reste plus « qu’une seule
ressource,
l’indépendance ».
Il est urgent d’avancer l’heure de la séparation, devant
« la misère, la paralysie de l’esprit et de l’industrie,
les haines et les dissentions ».Selon
le fils aîné de Louis-Joseph, tous rêvent « à
l’indépendance prochaine de la patrie, à son entrée
glorieuse parmi les nations viriles et libres ». La
terreur militaire, puis le Canada-Uni de 1841, servent
justement à tuer cet idéal, à soumettre décisivement les
patriotes du Bas-Canada à la clique de tyrans qui règne
sur le pays, avec la complicité du gouvernement de
l’empire britannique.
Louis-Joseph reste persuadé, jusqu’à sa
mort,
que« l’Indépendance nationale et la République
démocratique »sont les seuls remèdes aux maux qu’apportent le
vasselage colonial.Pour tirer sa patrie de l’anarchie, il
rêve d’une annexion volontaire à la confédération des
États-Unis, laquelle laisse une très grande liberté à
chacun des États. Si cette avenue paraît moins
séduisante au 21e siècle, son assise n’a pas
perdu un iota de sa solidité : l’essentiel est d’avoir
l’outil pour résister le mieux possibleà
l’influence exécutive, c'est-à-dire à la corruption
exercée par les hommes en place, les salariés, les
membres de l’Exécutif. Dans ce cadre, l’indépendance
législativede
la représentation est vitale. À ceux et celles qui
dénigrent le travail des députés, comme c’est la mode de
nos jours, Louis-Joseph donnerait quelques souveraines
leçons de science politique.
Le 25 février 2020 |