Bien des
choses superficielles ont changé en matière d’élections
depuis l’arrivée du parlementarisme en Canada, après la
Conquête britannique. Ce droit acquis de chaude lutte
est devenu si banal que beaucoup d’entre nous n’y
attachons plus guère d’importance. De surcroît, le rôle
des parlementaires, leur poids dans l’opinion publique,
leur influence sur le gouvernement exécutif, tous ces
aspects de l’exercice politique et civique ne sont plus
que l’ombre de ce qu’ils étaient avant les Rébellions de
1837 et 1838, alors que la Législature du Bas-Canada a
été rayée de la carte.
Un élément
de fond semble cependant immuable : l’extrême difficulté
de tenir des élections libres de toute influence indue
de la part du parti ou du groupe d’intérêt qui espère
tirer profit d’une prise de contrôle du processus
électoral. Autrefois comme aujourd’hui, la corruption
joue un rôle majeur, trop souvent passé sous silence,
dans le résultat des élections. Si le passé est garant
de l’avenir, c’est l’éléphant dans la pièce… L’arsenal
corrupteur, incroyablement inventif, va de l’achat de
votes, du paiement de la journée de salaire et du
transport gratis, jusqu’au soudoiement du personnel
d’élection et à la distorsion de la loi.
L’usage
de l’alcool semble le seul paramètre qui ait perdu son
rôle dominant dans cette tragi-comédie. Quoique… Chose
certaine, plusieurs breuvages enivrants ont été
abondamment utilisés pendant l’histoire du Bas-Canada,
et encore longtemps après. Rien de neuf sous le soleil :
c’est typique des mœurs électorales occidentales. Dès
les premières élections de 1792 à Montréal, les
marchands Frobisher et Richardson, élus dans
Montréal-Est, célèbrent leur triomphe dans une auberge
en compagnie de leurs principaux supporteurs et
organisateurs électoraux. Lorsque ces élus payent la
traite en alcool divers à la foule rassemblée devant
l’auberge, on peut se douter qu’ils remboursent une
dette.
Le
correspondant de la Gazette de Montréal qui
rapporte la scène s’en félicite avec un humour teinté de
mépris. La généreuse distribution devrait rabattre le
« préjugé national » des Canadiens d’ascendance
française en faveur de leur propre race, ainsi que leur
faire espérer de fréquentes libations du même genre.
L’écrit suinte de condescendance envers des électeurs
canadiens dont les principes seraient solubles dans
l’alcool…
Trente-cinq
ans plus tard, le candidat James Stuart se vante
publiquement « qu'avec un torchon trempé dans le rhum,
il était sûr d'attirer tous les Canadiens à lui ». Un
autre aspirant député membre de l’oligarchie au pouvoir,
John Simpson, use de « basses flatteries » et de
menaces, de rhum et d’argent – quatre francs le vote –
pour augmenter le petit nombre de ses électeurs.
La décennie
1830 ne se renmieute pas. Des commerçants du monde
interlope tiennent « maison ouverte », offrant l’alcool
gratis aux « batailleurs » qui servent la cause.
L’expertise montréaliste s’exporte : caisse occulte,
boulés salariés et alcool à volonté. Aux
Trois-Rivières,ceux qui se disputent les faveurs de
l’électorat engagent des charretiers, qui se voient des
personnages importants et nécessaires dans une élection,
fournissent le rhum et organisent des processions
bruyantes .À Québec, on manufacture des centaines
d’assommoirs.
Il faudra
encore longtemps pour que la corruption électorale entre
dans la clandestinité, si j’ose dire. Entretemps, il y a
aura eu un fleuve d’alcool, d’innombrables exhortations
au confessionnal ou du haut de la chaire, un trafic
d’influence continuel et une quantité astronomique de
billets de banque. La corruption a suivi l’extension du
droit de suffrage. Il n’y a plus de distributions
publiques d’alcool, plus de chantage religieux, du moins
du côté catholique, mais tout le reste? Tout le reste,
il faudra, un jour, le mirer avec les yeux grands
ouverts.
Le 7 octobre 2019
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