Les accoucheuses
-1: La fierté -
-2: La révolte -
-3: La déroute -

Histoire inédite des Patriotes

Le pays insoumis

Les tuques bleues

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Gratien Gélinas

Marie Gérin-Lajoie

Études historiques

 

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Jasettes archivées

 

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Anne-Marie vous pique une jasette…

Le panorama des nations amérindiennes me fascine depuis l’orée de ma recherche sur le Bas-Canada. J’ai consacré une certaine partie de mon temps à fouiller la nature du lien que les Blancs ont tissé avec leurs devanciers en terre d’Amérique, car il s’agit d’une porte d’entrée vers le mode de vie autochtone, difficile à appréhender. Au début du 19e siècle, les Amérindiens vivent en marge de la société canado-britannique. Ils ne livrent aux étrangers qu’une parcelle de leur être – une parcelle spectacle, constituée notamment de danses rituelles et de supposées beuveries. Qu’ils soient canoteurs hors pairs ou vendeuses au marché public, ces pièces d’hommes et de femmes semblent meubler un décor, comme dans une représentation.

Du moins, c’est l’impression qui se dégage des récits qui racontent les « Sauvages » domiciliés : ceux et celles qui, plusieurs générations plus tôt, se sont enracinés près des Blancs. En particulier les Hurons de Lorette, au nord de Québec, mais également les Iroquois de Kahnawake ou les « métissés » de Saint-François… Les femmes, qui font de l’artisanat qu’elles vendent au marché, sont celles qui habitent des villages aux maisons négligées, pauvrement meublées, du moins au goût des Européens. Les hommes, eux, semblent passer le plus clair de leur temps au fin fond des bois. Ils sont amoureux de vie nomade : chasse, trappe et pêche, ou bien les voyages dans les pays d’en haut pour le compte des marchands de fourrures.

Mais Lorette, et Kahnawake dans une moindre mesure, sont sans doute les plus sédentarisées des communautés autochtones, du moins par la population féminine. Partout ailleurs, hommes et femmes vivent encore à l’ancienne : beaucoup de temps dans les bois, un peu au village. À la fin février 1800, l’Américain Philemon Wright mène depuis Montréal une expédition de quelques dizaines de personnes pour fonder le premier établissement du canton de Hull. Au bord de l’Outaouais, Wright rencontre un couple et son enfant en raquettes. Tandis que la mère et l’enfant repartent vers on ne sait où, l’Amérindien s’improvise le guide de la petite troupe de colons, vérifiant la solidité de la glace à coups de hache, les menant pendant six jours, ou 60 milles, jusqu’au site de la future ferme.

Peu après, Wright reçoit la visite des chefs « de deux tribus de Sauvages » qui demeurent au lac des Deux-Montagnes, c'est-à-dire à la mission sulpicienne d’Oka. Ces chefs lui demandent « par quelle autorité je coupais leur bois et prenais possession de leur terre », ainsi que narre Wright lui-même. « Ils étaient d’opinion que si j’étais resté chez moi, ç’aurait été à leur avantage, comme ils dépendaient beaucoup sur cette situation, étant leur principal endroit de chasse, leurs sucreries et leurs pêches, et qui étaient le principal soutien de leurs familles, et ils craignaient qu’il s’élèverait entre nous d’autres difficultés, telles que d’attraper leurs castors, détruire leurs chevreuils et briser leurs sucreries ». Si les « envahisseurs » font comme d’autres hommes blancs, ils s’éloigneront de leurs terres pour « trouver nos étangs et prendre nos castors, et alors si, pour revanche, nous venons prendre vos moutons et vos bestiaux, cela occasionnera des difficultés et des disputes ».

Les chefs ajoutent qu’en éclaircissant la forêt, Wright recule leur chasse, « ce qui les désappointerait entièrement sur ce qu’ils s’attendaient autrefois ». À quoi donc ces chefs s’attendaient-ils « autrefois »? Un droit indubitable à la possession des terres d’après ce que leur avait dit « leur Père très grand », soit Sa Majesté britannique. Le problème, c’est que cet arrangement a été pris « par leurs ancêtres avant qu’ils fussent capables de faire des affaires » à l’européenne. En conséquence, les chefs n’ont aucun titre de propriété en leur possession. Wright, lui, peut se targuer du certificat de concession du canton de Hull. Il peut affirmer que ses interlocuteurs n’ont « aucuns droits positifs à ces terres, ni aucuns titres en leur propre capacité ». Il ajoute que si les Amérindiens reçoivent annuellement des présents du gouvernement, c’est à condition « qu’ils désisteraient leurs réclamations sur les terres ».

Du moins, c’est l’opinion du surintendant du Département des Sauvages, celui qui a tout pouvoir sur eux… Les chefs feront valoir « que si tel était le cas, c’était une injustice envers eux, comme leurs présents annuels étaient peu de chose ». Ils devront néanmoins s’incliner, et faire de Wright un « frère-chef ». L’épisode est exemplaire du processus d’accaparement des terres par les colons, ainsi que de la duplicité de l’autorité britannique après la Conquête de 1760 : promettre de très vastes territoires aux Amérindiens pour se les concilier, sans jamais pourtant leur remettre de titres de propriété. Puis, au fil des décennies, réduire cette promesse à rien.

Du moins, voilà ce que je comprends du processus, qui reste malgré tout ardu à déchiffrer. Une autre énigme perdure à mes yeux. Les Amérindiens ont-ils le statut de sujets britanniques? Oui, à en croire certains contemporains, notamment des députés de la Chambre d’Assemblée. Chose certaine, hommes et même femmes votent aux élections. Mais non, selon d’autres observateurs : ils et elles appartiennent à des nations mises sous protectorat, en quelque sorte. Des historiens avancent même que ces nations sont demeurées souveraines : loin d’accepter la tutelle, elles ont conclu d’égal à égal des alliances avec le roi, qu’il soit Français ou Anglais. En effet, ces différents points de vue peuvent se justifier, selon l’angle d’observation. Voilà toute la richesse – et l’immense défi – de l’exploration historique.

Le 11 février 2018