Le
panorama des nations amérindiennes me fascine depuis
l’orée de ma recherche sur le Bas-Canada. J’ai consacré
une certaine partie de mon temps à fouiller la nature du
lien que les Blancs ont tissé avec leurs devanciers en
terre d’Amérique, car il s’agit d’une porte d’entrée
vers le mode de vie autochtone, difficile à appréhender.
Au début du 19e siècle, les Amérindiens
vivent en marge de la société canado-britannique. Ils ne
livrent aux étrangers qu’une parcelle de leur être – une
parcelle spectacle, constituée notamment de danses
rituelles et de supposées beuveries. Qu’ils soient
canoteurs hors pairs ou vendeuses au marché public, ces
pièces d’hommes et de femmes semblent meubler un décor,
comme dans une représentation.
Du moins, c’est
l’impression qui se dégage des récits qui racontent les
« Sauvages » domiciliés : ceux et celles qui, plusieurs
générations plus tôt, se sont enracinés près des Blancs.
En particulier les Hurons de Lorette, au nord de Québec,
mais également les Iroquois de Kahnawake ou les
« métissés » de Saint-François… Les femmes, qui font de
l’artisanat qu’elles vendent au marché, sont celles qui
habitent des villages aux maisons négligées, pauvrement
meublées, du moins au goût des Européens. Les hommes,
eux, semblent passer le plus clair de leur temps au fin
fond des bois. Ils sont amoureux de vie nomade : chasse,
trappe et pêche, ou bien les voyages dans les pays d’en
haut pour le compte des marchands de fourrures.
Mais Lorette, et
Kahnawake dans une moindre mesure, sont sans doute les
plus sédentarisées des communautés autochtones, du moins
par la population féminine. Partout ailleurs, hommes et
femmes vivent encore à l’ancienne : beaucoup de temps
dans les bois, un peu au village. À la fin février 1800,
l’Américain Philemon Wright mène depuis Montréal une
expédition de quelques dizaines de personnes pour fonder
le premier établissement du canton de Hull. Au bord de
l’Outaouais, Wright rencontre un couple et son enfant en
raquettes. Tandis que la mère et l’enfant repartent vers
on ne sait où, l’Amérindien s’improvise le guide de la
petite troupe de colons, vérifiant la solidité de la
glace à coups de hache, les menant pendant six jours, ou
60 milles, jusqu’au site de la future ferme.
Peu après, Wright reçoit
la visite des chefs « de deux tribus de Sauvages » qui
demeurent au lac des Deux-Montagnes, c'est-à-dire à la
mission sulpicienne d’Oka. Ces chefs lui demandent « par
quelle autorité je coupais leur bois et prenais
possession de leur terre », ainsi que narre Wright
lui-même. « Ils étaient d’opinion que si j’étais resté
chez moi, ç’aurait été à leur avantage, comme ils
dépendaient beaucoup sur cette situation, étant leur
principal endroit de chasse, leurs sucreries et leurs
pêches, et qui étaient le principal soutien de leurs
familles, et ils craignaient qu’il s’élèverait entre
nous d’autres difficultés, telles que d’attraper leurs
castors, détruire leurs chevreuils et briser leurs
sucreries ». Si les « envahisseurs » font comme d’autres
hommes blancs, ils s’éloigneront de leurs terres pour
« trouver nos étangs et prendre nos castors, et alors
si, pour revanche, nous venons prendre vos moutons et
vos bestiaux, cela occasionnera des difficultés et des
disputes ».
Les chefs ajoutent qu’en
éclaircissant la forêt, Wright recule leur chasse, « ce
qui les désappointerait entièrement sur ce qu’ils
s’attendaient autrefois ». À quoi donc ces chefs
s’attendaient-ils « autrefois »? Un droit indubitable à
la possession des terres d’après ce que leur avait dit
« leur Père très grand », soit Sa Majesté britannique.
Le problème, c’est que cet arrangement a été pris « par
leurs ancêtres avant qu’ils fussent capables de faire
des affaires » à l’européenne. En conséquence, les chefs
n’ont aucun titre de propriété en leur possession.
Wright, lui, peut se targuer du certificat de concession
du canton de Hull. Il peut affirmer que ses
interlocuteurs n’ont « aucuns droits positifs à ces
terres, ni aucuns titres en leur propre capacité ». Il
ajoute que si les Amérindiens reçoivent annuellement des
présents du gouvernement, c’est à condition « qu’ils
désisteraient leurs réclamations sur les terres ».
Du moins, c’est l’opinion
du surintendant du Département des Sauvages, celui qui a
tout pouvoir sur eux… Les chefs feront valoir « que si
tel était le cas, c’était une injustice envers eux,
comme leurs présents annuels étaient peu de chose ». Ils
devront néanmoins s’incliner, et faire de Wright un
« frère-chef ». L’épisode est exemplaire du processus
d’accaparement des terres par les colons, ainsi que de
la duplicité de l’autorité britannique après la Conquête
de 1760 : promettre de très vastes territoires aux
Amérindiens pour se les concilier, sans jamais pourtant
leur remettre de titres de propriété. Puis, au fil des
décennies, réduire cette promesse à rien.
Du moins, voilà ce que je
comprends du processus, qui reste malgré tout ardu à
déchiffrer. Une autre énigme perdure à mes yeux. Les
Amérindiens ont-ils le statut de sujets britanniques?
Oui, à en croire certains contemporains, notamment des
députés de la Chambre d’Assemblée. Chose certaine,
hommes et même femmes votent aux élections. Mais non,
selon d’autres observateurs : ils et elles appartiennent
à des nations mises sous protectorat, en quelque sorte.
Des historiens avancent même que ces nations sont
demeurées souveraines : loin d’accepter la tutelle,
elles ont conclu d’égal à égal des alliances avec le
roi, qu’il soit Français ou Anglais. En effet, ces
différents points de vue peuvent se justifier, selon
l’angle d’observation. Voilà toute la richesse – et
l’immense défi – de l’exploration historique.
Le 11
février 2018 |