Les
suprématistes, je les fréquente depuis le début de mon
aventure en Bas-Canada. Alors, nul n’aurait employé ce
mot pour désigner l’élite dirigeante coloniale et tous
ceux qui aspiraient à en faire partie. Leurs détracteurs
usaient plutôt d’une série de synonymes : doctrinaire,
fanatique, extrémiste, exalté, forcené. Tous ces mots
qualifiaient, à divers degrés, ce groupe d’hommes imbus
de leur supériorité, souvent étroits d’esprit, qui se
croyaient nés pour régner. Plusieurs nations
européennes, dans la foulée de leurs visées
impérialistes, ont ainsi répandu aux quatre coins du
monde des ressortissants trop fiers d’eux-mêmes.
Les Britanniques
étaient-ils les plus hautains d’entre tous? Chose
certaine, ils l’ont été davantage que les Français qui
les avaient précédés en Nouvelle-France, à en juger par
leur énergie à britanniser et à civiliser
leur nouvelle colonie, afin d’assurer le triomphe du
mode de vie considéré comme suprême. Le même phénomène
s’est produit aux États-Unis, pays britannique jusqu’à
la fin du 18e siècle, puis culturellement lié
à son ancienne mère patrie pendant des décennies, sinon
des siècles. Persuadés de faire partie de l’élite
mondiale en termes de valeurs, de richesse et de savoir,
ces Britanniques se donnaient pour mission de dégrossir
les populations qu’ils dominaient politiquement; ils
s’indignaient si lesdites populations réagissaient avec
indifférence ou hostilité à leurs enseignements
missionnaires.
Une situation d’autorité
quasi absolue encourage les excès. Une frange de la
population mâle ne s’est pas privée d’étaler une
arrogance éhontée, quitte à mettre plus faible que soi à
genoux. Les despotes, maladivement égocentriques,
compensent ainsi leur piètre estime d’eux-mêmes.
Certains ont imposé leur prééminence jusqu’au faîte du
pouvoir. En Bas-Canada, la forme même du gouvernement –
un Exécutif omnipotent – semblait taillée sur mesure
pour laisser monter en puissance de tels individus, de
faux gentilshommes résolus à faire régner leur loi
pour empêcher le monde de s’écrouler, comme ils le
criaient haut et fort.
En fait, le seul péril
était pour leur univers à eux, encerclé d’une frontière
rigide et vitale pour leur survie. Ils s’étaient
construits une tour d’ivoire : voilà donc un premier
trait frappant de ces suprématistes que je voisine, à
mon corps défendant, depuis l’orée de ma recherche sur
le Canada d’après Conquête.
Prisonniers des barrières
qu’ils ont érigées, ces égocentriques ont terriblement
besoin de croire que leur réalité est la seule qui
mérite d’être défendue corps et âme. Ils sont obnubilés
par eux-mêmes, par leurs propres sentiments exacerbés,
au point de se désensibiliser par rapport à autrui, et
de ne plus percevoir chez autrui cette faculté à
ressentir qui constitue l’essence de l’humanité.
L’insensibilité est donc un autre trait frappant de ces
radicaux – dans le plein sens du terme. Ils sont
également persuadés d’avoir raison, d’être omniscients.
Leur incapacité à se remettre en question est un
troisième élément qui mérite d’être souligné.
Ces personnalités
autocratiques s’épanouissent lorsque la société n’y met
pas frein. Il n’y a pas si longtemps, par exemple, la
religion chrétienne encourageait ce type de
comportement; le pouvoir religieux, despotique dans son
essence, y trouvait amplement son compte. En fait, la
mentalité suprématiste convenait parfaitement à l’ordre
social tel que voulu par les mâles de la caste
dominante, celle qui a défini la géopolitique de la
planète : un ordre social impérialiste, capitaliste,
basé sur des rapports de domination et d’exploitation.
La relation que cette
caste dominante entretient avec la Loi, telle que
socialement incarnée, est d’ailleurs éloquente. Tout
d’abord, ses membres exigent le respect d’une loi
universelle, subtile et surtout morale, construite pour
leur usage – souvent incarnée dans le religieux.
Ensuite, ces mâles dominants édifient des codes de lois
et des monuments législatifs qui policent la vie en
société. Sauf qu’eux-mêmes, membres d’une caste qui
fait la loi, ne s’obligent pas à la respecter la
loi. Même si leurs actions sont marquées au sceau de la
violence, ils s’accordent l’impunité, à l’instar de tout
bon tyran, monarque, empereur, évêque… patron de
multinationale?
Voilà qui explique
pourquoi le gouvernement exécutif du Bas-Canada, rempli
d’hommes soi-disant éclairés, n’a pas réprimé les actes
de ses supporteurs les plus enfiévrés, fanatiques et
sectaires : ces actes lui servaient à asseoir sa
domination. Tout despote a nécessairement besoin de
fiers-à-bras.
Il y aurait encore bien
des choses à dire, bien des nuances à apporter, sur le
sujet incroyablement vaste et épeurant de la domination
systémique, celle qui perdure depuis des millénaires et
qui enténèbre les relations sociales et affectives.
Celle qui, au bout du compte, laisse fructifier une
civilisation fondée sur la domination, l’exploitation et
les abus de toutes sortes. À mon sens, voilà où le
racisme, la misogynie et tous les suprématismes
s’alimentent. C’est uniquement en privant les tyrans de
la source où ils s’engraissent que le climat humain, sur
la Terre, finira par s’apaiser. J’aime convoiter cette
chimère…
Le 22 août 2017 |